Un Méens à Santo Domingo

Journal

Septembre 1998

Mardi 1° Septembre

Il fait vraiment très chaud, je rêve de froids perçant, d'un mistral cinglant, et de grandes vestes polaires. Il y a aussi les pluies courtes mais diluviennes, qui pourtant ne changent rien sinon empirent cette sensation d'étouffement. Vivement l'hiver et ses quelques degrés de moins...

"Si vous voulez aller sur la mer, sans aucun risque de chavirer, alors, n'achetez pas un bateau: achetez une île!" (Marcel Pagnol)

Mercredi 2

Visite de l'aquarium national, situé en dehors de la ville sur la route de l'aéroport. Contrairement au jardin botanique qui a beaucoup déçu les Français qui est allé le visiter, j'ai trouvé cet aquarium très bien entretenu, avec des espèces marines très différentes: tortues, poissons, crustacés, mollusques, algues, coraux; le tout bien présenté, par milieu de vie, avec des textes explicatifs (en Espagnol uniquement) très intéressants.

"Honni soit qui mal y pense." (Edouard III)

Jeudi 3

Un gros cyclone était en préparation beaucoup plus au sud que les autres, avec un peu de chance nous nous le prenions de plein fouet cette semaine. Mais l'île est généralement épargnée (à de rares et dévastatrices exceptions) grâce à un courant montant vers le nord entre les îles de Porto Rico et Hispagnola. De toute façon ce cher cyclone a eu la bonne idée de se dissoudre dans l'Atlantique, nous n'en entendrons plus jamais parler. La météo dominicaine ne vaut pas un clou, heureusement qu'il y a la marine américaine pour la météo maritime et aérienne; et INTERNET, qui permet de suivre presque en temps réel les images satellites de tous les coins du globe.

"Ceux qui dînent chez moi ne sont pas mes amis." (Charles Guillaume Etienne)

Vendredi 4

Après avoir fait quelques menues courses, et s'être notamment équipés en chaussures, nous partons directement pour Constanza où nous attendent nos douillettes cabañas. La route de nuit est toujours aussi dangereuse, je n'ose imaginer ce que ça doit être avec en plus une (petite) ondée tropicale. La route est étonnement bonne, une première partie d'autoroute qui est un vrai jeu de slalom, puis une route de montagne en parfait état. Nous passons par un col à 1500m d'altitude avant de redescendre dans la vallée de Constanza, je me croirais dans les Alpes, le froid inclus, divine jouissance! Ces cabañas là sont équipées de cuisines et nous pouvons donc préparer nous même notre cuisine. Cela vaut mieux vraisemblablement car c'est ici beaucoup moins touristique que sur la côte, et donc moins facile de trouver un restaurant.

"La continuité des grands spectacles nous fait sublimes ou stupides. Sur les Alpes on est aigle ou crétin." (Victor Hugo)

Samedi 5

Quel plaisir de passer une nuit sous les couvertures! Réveil au chant du premier coq, rapidement concurrencé par la multitude de ses congénères.
Difficile de trouver des sentiers de randonnée par ici. Je résume le cadastre: la route, les maisons, les hôtels, et puis les fils de fer barbelés qui découpent en petites parcelles toute la montagne occupée par les vaches et les chevaux. La faune et la flore sont finalement très proche de celle que l'on trouve dans les Alpes; sinon que la flore doit être plus riche ici, et la faune plus pauvre. Malheureusement une pluie nous cloître à l'intérieur une bonne partie de la journée. Nous sortons tout de même le soir pour aller jusqu'à la ville à pied, où nous achetons un poulet et des yuccas, le tout préparé pour le prix d'un ticket RU. Les chemins embourbés se chargent de roder nos beaux souliers neufs.

"El fuego del infierno es fuego frío." (Octavio Paz)

Dimanche 6

Visite des alentours de Constanza, il y a principalement la culture du tabac, qui absorbe visiblement beaucoup d'électricité, mais aussi beaucoup de petites cultures: oignons, laitue, haricots verts, choux fleurs... S'il y a quelques tracteurs, on peut encore admirer le labourage par les boeufs et, progrès oblige, l'épandage de pesticides grâce à une rampe asperçeuse tenue à la main par des hommes sans aucune protection. Nous rentrons tôt afin d'éviter la conduite autoroutière de nuit et les "borrachos"(buveurs) du dimanche soir.

"Sans Cérès et Bacchus, Vénus est de glace." Térence)

Lundi 7

Il est agréable de pouvoir raccompagner les personnes qui partent jusqu'à la porte de l'avion. Je profite d'un peu de temps libre pour répondre aux courriers en retard qui se sont accumulés.

"Il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe." (anonyme latin)

Mardi 8

Journée musicale s'il en est. J'ai discuté un moment avec Philippe, un français qui vit ici, et qui d'après ce qu'on m'a dit joue du très bon Jazz. Il est un spécialiste de la Nouvelle Orléans, et aimerait bien me recruter pour donner un concert ici avec des amis à lui. Je lui souhaite beaucoup de courage pour m'inculquer quelques notions de jazz, ceci dit, cela me plairait beaucoup. Ce soir, Roger Muraro joue dans la Casa de Bastidas dans un récital de piano Albeniz, Maessian et Liszt. C'est vraiment un très bon pianiste, et, si je n'apprécie toujours pas Maessiaen, la sonate de Liszt m'a enchanté. Il est en tournée en Amérique du sud et repart après-demain pour Bogota. Après le concert nous avons droit à un somptueux cocktail avec vin chilien et fromages français de fabrication locale.

"La musique de jazz, c'est une insouciance accélérée." (Françoise sagan)

Mercredi 9

J'ai attendu quelques jours pour en avoir la confirmation, mais oui, ce que je peux voir de la scolarité ici est original pour moi. Tous les éleves ont leur uniforme, différent pour chaque école. Les filles n'ont pas forcément des jupes. Le matin avant de rentrer en cours, les élèves ont droit à un discours et à l'hymne national (fort agréable au demeurant), surtout dans les écoles publiques.
Il y a beaucoup d'universités de par le pays, mais une seule est publique: l'Université Autonome de Santo Domingo. C'est aussi la première université fondée dans le nouveau monde.

"Est-il rien de plus agaçant que les honnêtes gens qui parlent sans cesse de leur honnêteté? Vivent les coquins, qui sont muets sur leurs coquineries." (Paul Léautaud)

Jeudi 10

Cela fait vraiment plaisir de voir un petit dominicain, nu comme un ver sous une ondée tropicale. Il s'amuse comme un petit fou, personne pour l'en empêcher, il y a de quoi avoir envie de retomber en enfance...
"L'humanité qui devrait avoir six mille ans d'expérience retombe en enfance à chaque génération" (Tristan Bernard)

Vendredi 11

La marine américaine prévoit des tempêtes tropicales localisées ce week-end, nous préférons donc ne rien prévoir de particulier. De toute façon, un autre diplomate arrive demain par l'avion, et il faudra que j'aille l'accueillir.
Les techniciens d'une boîte privée ont ramené une imprimante qu'ils ont réparée. Effectivement elle marche, mais le papier en sort froissé... Encore un exemple qui me persuade qu'une entreprise de service après vente compétente pourrait faire fortune ici. Là est le mot qui blesse ici: compétence.

"On n'est jamais si bien servi que par soi-même." (Charles Guillaume Etienne)

Samedi 12

Aujourd'hui je fais le chauffeur pour le nouvel arrivé, nous passons d'apparthôtel en hôtel de passe, pour finalement se rendre compte que le seul moyen d'obtenir exactement ce qu'il veut est de faire jouer les relations. Nous finissons au "museo del jamon" où les tapas espagnoles me réconcilient avec cette journée.

"La table est le seul endroit où l'on ne s'ennuie jamais pendant la première heure." (Anthelme Brillat-Savarin)

Dimanche 13

Vue que la marine américaine n'est pas meilleure que la météo dominicaine en terme de prévisions, nous partons avec 6 copains et copines (dominicaines) à Las Salinas. Il s'agit en effet contre toute attente de marais salants, avec les tas de sel, les marais, les petites digues, l'odeur nauséabonde et tout et tout. Enfin bref, nous ne venions pas pour cela, sinon pour la plage de l'autre coté de la bande de sable. C'est une plage de sable gris foncé, qui chauffe facilement, en face d'un superbe récif corallien fait de pics et de failles.
Nous assistons en fin de journée à la levée d'un filet au bord de la plage; maigre pêche que cette centaine de petits poissons de vingt centimètres de long, surtout qu'ils sont prés de dix à tirer sur le filet.

"La limite idéale vers laquelle tend la nouvelle organisation du travail est celle où le travail se bornerait à cette seule forme de l'action: l'initiative." (Jean Fourastié)

Lundi 14

Voilà deux nuits qu'il fait (relativement) froid, alors qu'il fait très chaud le jour. Rien de très excitant sinon, Guy a préparé du Carité (poisson) au coco, malgré le risque de Cigüaterra, le plaisir culinaire vaut de le courrir.

"... Fi du plaisir Que la crainte peut corrompre." (Jean de La Fontaine)

Mardi 15

Je reste un peu plus tard au bureau pour travailler sur mes pages web; je me demande si tous ces efforts servent à quelque chose. C'est quoi qu'il en soit, un bon apprentissage pour ce qui m'attend dans ce domaine.

"Le matin, quand on est abeille, pas d'histoires, faut aller butiner." (Henry Michaux)
 

Mercredi 16

Aujourd'hui arrive un nouveau coopérant, Eric. Les autres sont occupés, je vais donc le chercher seul à l'aéroport. Il est hébergé pour les jours qui viennent chez Guy et moi. C'est un Ingénieur des travaux publics qui a passé la dernière année de ses études en Espagne. Ce qui est amusant, c'est qu'il était dans l'école de Valencia située juste en face de celle où j'ai passé un semestre il y a deux ans, dans la même université...
Sinon, c'est toujours agréable d'accueillir un Français chargé de victuailles: chocolat, charcuterie, fromages...

"De toutes les passions, la seule vraiment respectable me paraît être la gourmandise." (Guy de Maupassant)

Jeudi 17

C'est amusant de voir à quel point Eric est émerveillé par tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend, ce qu'il sent. J'ai pourtant l'impression de ne pas avoir été si impressionné en arrivant, peut être ai-je un peu plus l'habitude du dépaysement déjà.
Nous allons peut-être accueillir bientôt un autre hôte un peu moins désirable: George. C'est encore un autre cyclone qui comme le dernier s'est formé un peu plus au sud que les autres... À suivre.

"Tout est sauvé si l'on demeure capable d'étonnement." (Jean Guéhenno)

Vendredi 18

La menace du cyclone se précise. L'ambassade a fait suivre les consignes de sécurité à tous ces agents en cas de cyclone:
Ne pas sortir du domicile, écouter radio et télévision.
Prévoir des stocks d'eau potable et de nourriture; de quoi s'éclairer.
Placer du papier collant sur les vitres, et laisser un courant d'air à travers la maison.

"Il est bien plus naturel à la peur de consulter que de décider." (Jean-François Paul de Gondi, Cardinal de Retz)

Samedi 19

Toute la bande part à la plage aujourd'hui, j'en ai vraiment marre de l'eau salée, je ne pars donc pas avec eux. Je me fais une bonne grasse matinée, puis je pars travailler un peu au calme au bureau.
Georges se rapproche tout doucement, mais très sûrement.

"«Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?» Et la soeur Anne lui répondait: «Je ne vois rien que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie.»" (Charles Perrault)

Dimanche 20

Je passe ma journée à lire, puis nous allons courir au parc avec Etienne. Il fait abominablement chaud, et Etienne a très mal au ventre. Nous ne courrons donc pas plus de vingt minutes, puis j'en profite pour parler un peu à un trompettiste qui fait des exercices dans le parc. Il a une trompette Amati Sib toute cabossée, un son pourri et pas de technique, mais il sort des contre-mi et plus, que je ne suis pas prés de jouer...

"Quand on écrit avec facilité, on croit toujours avoir plus de talent qu'on n'en a." (Joseph Joubert)

Lundi 21

La menace se précise, mais nous travaillons à peu prés normalement aujourd'hui, sauf que nous mettons le matériel à l'abri, du scotch aux fenètres, plus rien ne traîne par terre. Les magasins d'alimentation et les pompes à essence ont été pris d'assaut.
De retour à l'appartement, nous décrochons tous nos superbes tableaux de valeur, les affaires retournent dans les malles et les valises, et nous quittons tous les trois l'appartement vers 20 heures pour aller passer la nuit chez Régis.
En effet, les dernières prévisions annonçaient le cyclone tout proche de Saint-Domingue tôt le matin.
Nous nous retrouvons finalement à sept chez régis pour y passer un début de soirée ensemble, à boire du champagne Chilien, et déguster une excellent mousse de foies de volailles maison. Ils se décident à 11h à aller manger un Pollo Wasacaca, mais je suis trop fatigué, et je préfère rester ici pour dormir et prendre des forces sur ce qui va maintenant sûrement nous tomber sur le coin de la tête.

"L'insouciance ne s'improvise pas." (Raymond Radiguet)

Mardi 22

4H
Guy, Régis et Eric ne peuvent bien entendu pas se passer de me réveiller en rentrant...
5H
Coup de téléphone de la femme de Régis qui n'a vraisemblablement pas encore compris le coup du décalage horaire.
9H
Je me lève et prends une douche dans l'appartement encore endormi. Le ciel est totalement couvert, et il souffle un vent modéré de Sud Sud Est; ceci semble indiquer que l'oeil du cyclone se trouve donc toujours à l'est. Accompagné de mon appareil photo, je sors faire le tour du quartier. La circulation est faible, et je croise peu de gens dehors, à part un coureur dans le parc Mirador del Sur tout proche, et quelques personnes sur le pas de leur porte dans ce quartier résidentiel.
10H
De retour, je prends la voiture de Guy pour aller à la maison de France, où je dois encore ranger quelques affaires. Là bas, seul le gardien est présent pour faire les derniers préparatifs. J'en profite pour regarder les dernières prévisions sur INTERNET: l'oeil du cyclone qui s'est encore ralenti dans sa course, devrait passer dans moins de dix heures juste au sud de St-Domingue. La ville s'est entourée de ce manteau d'irréel dont les descriptions littéraires reviennent à mon esprit. une lueur blafarde donne aux choses et aux gens un aspect fantomatique, hommes et femmes immobiles sur le pas de leur porte, attendent, les sens en alerte. De retour maintenant, il y a très peu de circulation, et la pluie et le vent commencent à faire tomber des feuilles et des branchages sur la route.
11H
Le vent commence à se renforcer, toujours dans la même direction. La pluie commence à se mêler sérieusement de la partie et le ciel est uniformément gris. Nous montons au neuvième étage de la tour, l'escalier commence à être inondé par les fenêtrespersiennes qui laissent passer largement l'air et l'eau qui semble ne plus reconnaître les lois de la pesanteur.
12H
Autour de nous, les arbres commencent à être sérieusement secoués. Peu de temps après, l'électricité se coupe, et la "planta" se met en marche. La télé aussi ne fonctionne plus, nous n'avons donc plus de nouvelles du cyclone qui se déplaçait vers l'ouest à la vitesse de 22 km/h avec des rafales à 175 km/h.
13H
Les antennes paraboliques des deux tours en face sont déchiquetées avant d'être définitivement emportées par le vent. Un panneau solaire se retourne sur un toit et arrache la tuyauterie.
L'étanchéité du toit de l'immeuble se détache et atterrit dans la rue.
14H
Le vent semble tourner, et effectivement, après quelques instants, il s'installe un vent du sud, beaucoup plus fort, avec beaucoup plus de pluie. Depuis longtemps déjà, les alarmes des sirènes des voitures se sont mises à sonner, et essayent de faire plus de bruit que le vent et les divers chocs que nous entendons, la plupart du temps non identifiés.
Petit tour dans le hall de l'immeuble, où, impassible, le gardien de l'immeuble s'est endormi sur les canapés. A l'abris d'un renfoncement de l'immeuble dehors, des travailleurs haïtiens d'un chantier proche discutent philosophiquement sur la chute des arbres à une dizaine de mètres en face d'eux.
15H
La tempête atteint son paroxysme. Les stores volent, le niveau de l'eau a monté dans la rue, et les arbres encore debout ont perdu la plupart de leurs feuilles. Eh oui, ici aussi, c'est l'automne. Un coup de téléphone (tiens le téléphone marche encore?) nous apprends qu'il y a des rafales à prés de 200 km/h.
16H
Le vent et la pluie se calment plus vite qu'il s ne se sont mis en colère, on voit même un 4*4 passer, puis quelques inconscients à pied!
Depuis ce matin, le balcon a été miraculeusement épargné, et nous avons pu tout suivre aux premières loges. Vu les dégâts qui ont été infligés à ce quartier riche, je n'ose imaginer ce que cela peut être dans les Barrios autour de Santo Domingo...
17H
Le gardien a remis la planta en marche. La tempête se calme petit à petit sans retomber tout à fait. Il y a de l'orage, il pleut encore plus, mais le vent est relativement retombé.
19H
Le temps reste stationnaire, nous commençons à nous faire du souci pour notre appartement au onzième étage, et ma voiture.
20H
nous tentons une sortie avec le 4*4 de Régis pour aller voir l'état de notre appartement... Nous ne pouvons pas faire plus de cent mètres, vu que les routes sont totalement encombrées d'arbres déracinés. Il y a aussi des câbles électriques par terre, heureusement que la CDE a pensé à couper le courant; c'est bien la première fois qu'on ne le lui reprochera pas. Plusieurs autres voitures prises au piège comme nous tournent en rond.
22H
La planta s'est arrêtée. Nous terminons notre repas de fête à la bougie, puis la seule occupation qui nous reste est de regagner notre lit douillet.

"Sur votre jeune sein laissez rouler ma tête Toute sonore encor de vos derniers baisers; Laissez-la s'apaiser de la bonne tempête, Et que je dorme un peu puisque vous reposez." (Paul Verlaine)

Mercredi 23

7H
L'ambassadeur nous réveille avec le téléphone pour nous dire de rester chez nous; la résidence de l'ambassadeur a vraisemblablement pris un sacré coup.
7H15
La mère de Guy appele, elle est notre seule source d'information, puisque depuis hier, les fréquences radio et télévision sont vides. Nous apprenons que l'on recense déjà 13 morts à St-Domingue, une longue journée commence.
8H
Forts de notre expérience automobile de la veille, nous partons à pied pour faire un petit tour et évaluer l'ampleur des dégâts.
C'est impressionnant.
Les superbes arbres qui faisaient notre admiration et celle des Dominicains, tout le long des routes, se sont simplement abattus sur ces dernières. Pas une rue n'est praticable en voiture. Le parc Mirador del Sur où j'allais courir est purement dévasté. C'est un paysage de désolation qui s'offre à nos yeux. Par contre, les bâtiments, en dur dans cette partie de la ville, ont plutôt bien résisté. Il y a certes quelques vitres brisées, des appartements inondés, quelques murs mitoyens partiellement effondrés. Une Dominicaine que nous croisons nous dit que ce fut pire que le cyclone David qui passa ici il y a dix ans.
Tout le monde est déjà au travail. Aussi bien les hommes que les femmes ont pris leur machette et attaquent vaillamment des troncs de plus de 40 cm de diamètre. Les enfants sont les seuls ravis de ce nouveau terrain de jeu inédit.
11H
Le déblaiement des routes avance à une vitesse incroyable, et nous pouvons déjà prendre la voiture pour aller voir ce qu'il reste de notre appartement. Toutes les rues ne sont pas dégagées, mais il y a au moins une voie des routes principales, et tant bien que mal, nous parvenons à notre immeuble.
Du bas, nous constatons que deux des quatre grandes fenêtres coulissantes de notre salon ont fait le grand saut. idem pour nos voisines et un appartement du sixième étage. Le hall d'entrée pue la pisse, des gens ont dû s'y réfugier.
Dans la cage d'escalier (l'ascenseur ne fonctionnant pas) nous croisons les gens qui poussent l'eau de chez eux, et la font dévaler les escaliers, de sorte que l'eau se retrouve dans l'appartement du dessous, et on recommence...
Arrivés enfin au onzième étage, nous ouvrons avec quelque peine une porte d'entrée gonflée d'eau, sur un appartement ravagé. Il y a partout deux centimètres d'eau. La table en bois massif s'est déplacée d'un mètre dans le salon, les chaises ont été renversées. Matelas et canapés sont trempés; cette nuit nous ne dormirons pas encore chez nous...
12H
Nous commençons donc à chasser l'eau dans une évacuation qui était bien entendu bouchée. Heureusement nos affaires étaient bien protégées, mais tout est imbibé d'humidité: les papiers ont pris une forme inhabituelle.
13H
Il y a quand même du gaz, et nous en profitons pour prendre un repas bien mérité, il faut vider le frigo.
14H
Nous partons vers l'entrepôt de Guy, où son matériel a été heureusement épargné. Nous traversons des zones encore bien inondées: l'eau monte jusqu'au chassis. En passant sur le Malecon, nous apercevons un gros chalutier qui s'est échoué près du port. Une belle averse nous fait craindre à nouveau le pire pour notre appartement... Et effectivement, tout est à recommencer, une fois rentrés.
19H
La réception pour le départ de Régis est maintenue à l'ambassade, malgré le couvre-feu à 20H. Nous y retrouvons là-bas les premiers éléments des secours français qui sont venus en reconnaissance. nous parlons longuement avec eux, et ils sont particulièrement fiers (et nous aussi) d'être arrivés là bien avant les Américains.
21H
La couvre feu fonctionne relativement bien, nous ne croisons que deux voitures pour rentrer chez régis. Par contre, personne ne nous arrête, peut-être grâce aux plaques "Diplomatico".

"... une douleur n'étant ni petite ni grande, Qu'autant que le courage est ou grand ou petit." (Jean Bertaut)

Jeudi 24

Les pertes humaines varient suivant les estimations entre 10 et 500. Ce sont surtout des morts par noyade. En effet, plusieurs quartiers et villages de par le pays ont été inondés par la crue subite des fleuves recouvrant les maisons.  La femme de ménage de régis nous a aussi raconté l'histoire d'un homme qui était monté sur son toit en plein milieu de la tempête pour y reclouer des planches. Il n'est jamais redescendu.
L'aéroport international a été complètement détruit, les vitres de la tour de contrôle ont implosé et tout le matériel est hors d'usage. Régis voulait repartir aujourd'hui avec un avion militaire, mais il ne viendra que demain. Il en a vraiment marre, car il doit prendre samedi un avion pour Calcutta...
Nous en profitons donc pour dormir encore cette nuit chez lui.
Nous constatons à notre grande surprise, en arrivant chez lui, que la planta ne tourne pas, alors que nous avons de l'électricité ! Cela signifie que la compagnie nationale d'électricité (CDE) a rétabli le courant dans ce quartier. Un quart d'heure plus tard nous entendons une explosion qui coïncide avec la coupure de l'électricité... Ils n'auraient décidément pas dû être si sûr d'eux.

"J'ai appris qu'une vie ne vaut rien, mais que rien ne vaut une vie." (André Malraux)

Vendredi 25

Nous arrivons à la maison de France en même temps que les pompiers français qui sont arrivés ce matin de la Guadeloupe. Ils vont être 30 à loger ici et nous leur prêtons des bureaux qui seront leur QG.
Eric et moi courrons toute la journée à travers la maison pour essayer de leur offrir des conditions de travail acceptable, ce qui n'est pas très facile, vu les infrastructures dont nous disposons. Tant bien que mal, ils se mettent en place, heureusement, ils ont l'habitude !
En plus, nous avons, nous aussi, beaucoup de boulot pour rendre compte à paris des dégâts que nous avons subit ici. Notamment des ordinateurs que nous avons retrouvé trempés, des fenêtres avec leurs encadrements éclatés, des archives mouillées. Tout est vraiment imbibé d'humidité, et il faudra changer certains meubles qui se sont vraiment trop déformés.
Il règne dans la maison de France une effervescence qu'elle n'avait pas connue depuis bien longtemps.
Sur la place à coté, une terrasse avec des arcades s'est effondrée pendant l'ouragan sur les personnes qui s'étaient abritées dessous.
Notre femme de ménage Antonia est venue faire le ménage aujourd'hui, et c'est comme si rien ne s'était passé. Seuls les objets cassés témoignent encore de la furie qui s'était déchaînée dans notre appartement. Elle nous a raconté qu'elle avait accueilli sept familles dans sa petite maison car c'est la seule en dur qu'il y a dans son quartier...

"Est-ce là ce grand arbre qui portait son faîte jusqu'aux nues? Il n'en reste plus qu'un tronc inutile. Est-ce là ce fleuve impétueux qui semblait devoir inonder toute la terre? Je n'aperçois plus qu'un peu d'écume." (Jacques Bénigne Bossuet)

Samedi 26
Seul Guy a dormi hors de l'appartement cette nuit, chez François. Malheureusement, le trafic est redevenu comme avant, et il est toujours aussi difficile de dormir le matin.
Je lis "La révolution de St Domingue" en ce moment, un livre fort bien écrit par un français spécialiste de l'histoire latino-américaine. On y apprend toutes sortes de choses sur la République Dominicaine, c'est très intéressant.
Les magasins et les restaurants rouvrent petit à petit, et à midi nous allons manger un pollo Wasacaca.
Cet après-midi, petit tour à la maison de France toujours envahie par nos vaillants secouristes.
Ce soir, je vais rendre visite à Véronique dont tout le bureau à l'aéroport a été détruit. Les ouvriers en sont partis lundi soir comme s'il n'allait rien se passer le lendemain...

"Le propre du lyrisme est l'inconscience, mais une inconscience surveillée" (Jacob Max)

Dimanche 27
J'accompagne aujourd'hui Véronique à l'aéroport. C'est la première fois que je prends cette route après la catastrophe, et l'on peut constater que l'oeil du cyclone est effectivement passé juste au dessus de l'aéroport. Les cocotiers ont plutôt bien résisté, mais Il est vrai que beaucoup ont été déracinés, se sont cassés en plein milieu du tronc ou, au mieux, ont perdu toutes leurs palmes. Sur la route de l'aéroport, la façade d'un entrepôt, ainsi que la plupart du toit se sont effondrés.
Les dommages les plus visibles à l'aéroport ont été déjà effacés. Seuls subsistent les poteaux électriques sur le sol et les câbles sur lesquels roulent allègrement les voitures. Beaucoup de vitres sur les toits ont aussi volé en éclats. En fait, le fonctionnement de l'aéroport (30 vols quotidiens sur 120 habituellement) repose sur le fonctionnement de deux " plantas "  d'urgence qui fournissent le strict minimum en énergie électrique à l'aéroport. Les bureaux sont d'une moiteur insupportable du fait de l'arrêt de la climatisation et de l'impossibilité d'ouvrir les fenêtres.
La tour de contrôle n'assure plus qu'un service réduit puisque seule la radio fonctionne encore. Sur les huit vitres qui protégeaient les ordinateurs et les contrôleurs, seules trois subsistent.
L'alimentation en eau est assurée par des petites citernes qui seront bientôt vides. En conséquence, Véronique a commandé une planta d'urgence pour alimenter des pompes qui devraient rétablir provisoirement l'alimentation en eau. Justement, la planta arrive ce matin avec seulement deux jours de retard. Nous partons donc à l'autre bout de l'aéroport sur le tarmac pour aller l'installer avec une équipe de cinq ou six hommes, mécanicien et électriciens.
Comme vous allez pouvoir en juger, la méthode est peut-être compréhensible vues les circonstances, mais reflète bien ce que je qualifierais dorénavant de la méthode du " provisoire permanent ".
Pour commencer, la carte de contrôle du groupe était défectueuse. Les électriciens ont donc bricolé une commande pirate à l'aide de fils électriques et d'interrupteurs. Brefs, toutes les sécurités ont été contournées.
Après d'autres courts-circuits dans le même style, on réussi à faire démarrer la planta. Mais l'électricien ne veut pas faire démarrer les pompes, car celles-ci ont été submergées durant le cyclone et ça peut être dangereux... Bref, après maintes palabres, on réussi à en faire démarrer une, l'eau arrive jusqu'à l'aéroport, c'est l'euphorie !... Courte.
Un fusible de 100 ampères vient de griller. On n'en a pas de remplacement, qu'importe, ils sont eux aussi court-circuités ! Ouf ça remarche pour quinze minutes encore et le disjoncteur saute ! Cher lecteur incrédule, si, si, cette histoire est vraie. Ils sont donc allés chercher un ventilateur de bureau (si, si) pour refroidir le disjoncteur... Là s'arrête mon histoire pour aujourd'hui car nous partîmes, les laissant à leur sort de court-circuiteurs impénitents.

" En France, le provisoire est éternel, quoique le Français soit soupçonné d'aimer le changement. " (Honoré de Balzac)

Lundi 28

J'ai appris que beaucoup de Dominicains portent des flingues à la ceinture, et pas des petits calibres. Cela est, paraît il, courant, et qu'il font ça surtout pour impressionner. Ca pour impressionner, ça doit impressionner.
L'aéroport est en effervescence aujourd'hui, car une des deux plantas d'urgence est tombé en panne. Résultat, il ne reste plus grand chose qui puisse être alimenté, juste le strict nécessaire.
Nos pompiers continuent leurs interventions dans les provinces les plus touchées de la République, un Puma est venu en renfort. Lors des déchargements de nourriture, les sauveteurs se font parfois agresser pour obtenir plus de nourriture, car ces gens là n'ont vraiment plus rien. La rumeur court que même un bateau devrait venir apporter du matériel.
Le travail à la maison de France devient d'autant plus difficile, que beaucoup d'ordinateurs ont souffert de l'eau et sont inutilisables.

" Les armes sont les bijoux des hommes. " (Jean Follain)

Mardi 29

Dans le centre du pays certaines vallées ont été submergées par prés de vingt mètre d'eau. Des villages entiers ont été emportés, et le nombre de disparus est difficilement évaluable du fait de l'absence de recensement fiable dans ces régions. Le nombre de refuges du secrétariat d'état à la santé publique est nettement inférieur au nombre de réfugiés et de déplacés.
Mais à Saint Domingue la vie reprends petit à petit le même rythme qu'auparavant, les dégâts laissés par le cyclone sont éliminés à une vitesse surprenante. Seul l'approvisionnement en eau potable pose des problèmes pour l'instant.
Des cas de conjonctivite se sont déclarés et les autorités craignent de voir apparaître la malaria et la dengue.
La situation de la capitale est décidément hautement privilégiée. Pourvou qué ça dourrre !

" Le privilège des grands, c'est de voir les catastrophes d'une terrasse. " (Jean Giraudoux)

Mercredi 30

Le ciel est toujours aussi bleu, et le soleil aussi chaud. C'est mieux pour sécher tout ce qui a souffert lors du cyclone, et ça nous permet de vivre dans notre appartement sans craindre de devoir déménager une fois de plus pour cause d'inondation. heureusement que la climatisation tourne de nouveau dans la maison de France.

« Que d'eau, que d'eau! » (Comte de Mac Mahon)
 


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Mise à jour le 29 Septembre 1998